Dans la symphonie industrielle française, certaines notes demeurent inaltérées, tenaces, familières. Et puis parfois, elles s’éteignent. Fin 2023, c’est l’une de ces notes, tissée de laine et d’histoire, qui s’est brisée : Bergère de France, fleuron de la filature hexagonale, a été placée en liquidation judiciaire après presque 80 ans d’existence. Ce n’est pas seulement la chute d’une entreprise, c’est le crépuscule d’un pan du tissu industriel français.
Comment une entreprise, jadis employant plus de 1000 personnes à Bar-le-Duc et exportant dans le monde entier, en est-elle arrivée à ne plus pouvoir payer ses créanciers ? Face à ce naufrage, tentons de démêler les fils d’un échec industriel autant stratégique que structurel, entre mutation des modes de consommation, rigidités industrielles et incapacité chronique à s’adapter à l’ère numérique.
Une filature historique face aux vents contraires de la modernisation
Implantée en Meuse depuis 1946, Bergère de France jouissait d’un atout rare dans l’industrie textile : une production intégrée de bout en bout. Depuis la transformation de la laine brute jusqu’à la teinture et à l’expédition des pelotes, tout était géré en interne. Un modèle verticalisé, symbole d’excellence… mais aussi lourd à moderniser. Lorsqu’un métier à tisser devient obsolète, on ne le remplace pas comme un smartphone. Et dans l’industrie textile, où la rapidité de renouvellement est désormais cruciale, cette inertie a été dramatique.
L’entreprise n’a pas suffisamment intégré les fondamentaux de l’Industrie 4.0 : automatisation évolutive, supply chain agile, maintenance prédictive… Des technologies qui auraient pu redonner un avantage compétitif à cette maison française en l’aidant à réduire ses coûts et son impact environnemental, tout en augmentant la capacité de personnalisation des produits.
L’oubli de l’intelligence numérique
Bergère de France fut longtemps un exemple en matière de vente par correspondance. Ses catalogues restaient des objets attendus dans les boîtes aux lettres des passionnés du tricot, et son service clients était unanimement salué. Mais cette force est devenue un boulet quand la transition vers le numérique a été trop lente et trop timide.
Dans un marché où les concurrentes nord-européennes et britanniques vendaient déjà leur collections via des plateformes e-commerce hyper réactives, avec tutoriels vidéo, community management intensif, et fiches produits enrichies d’algorithmes de recommandation, Bergère de France peinait encore à stabiliser son site web. Les tentatives de modernisation numérique ont été tardives, ou trop peu ambitieuses.
Résultat : une clientèle vieillissante, pas suffisamment renouvelée, alors même que la culture DIY (Do It Yourself) explosait. Les mille nouvelles tricoteuses influencées par Instagram et Pinterest ont cherché de la réactivité, du « cool », du durable, mais aussi du fun. Elles ont souvent trouvé cela ailleurs que dans les lignes un peu figées d’un catalogue papier à l’esthétique 1997.
Un coût structurel : produire local, vendre mondial
Produire en France n’est pas une faute, c’est un choix courageux. Mais c’est un choix qui doit être adossé à un modèle adapté. Bergère de France avait fait le pari du Made in France bien avant que le terme ne devienne un argument marketing. Une décision respectable, mais qui nécessite des armes pour faire face à la concurrence étrangère, notamment asiatique, aux coûts de fabrication beaucoup plus faibles.
La Chine, l’Inde ou encore le Bangladesh inondent le marché de fils de qualité acceptable à des prix imbattables. Certaines plateformes de dropshipping écoulent de la pelote à des tarifs qu’aucune usine européenne ne peut défendre. Et pourtant, Bergère de France n’a pas cherché à renforcer son ADN qualité rarement égalé : certification de ses produits, traçabilité, impact environnemental, innovation dans les fibres durables (telles que l’alpaga ou le chanvre français)… Des leviers inexploités ou à peine amorcés.
Le problème n’était donc pas tant dans la production française que dans un modèle économique mal articulé autour de cet engagement. Là où des PME textiles italiennes misent sur l’ultra-luxe, la personnalisation ou le sur-mesure, Bergère de France semblait s’être perdue en milieu de gamme. Un entre-deux fatal dans une économie polarisée entre le low cost agressif et les marques premium sur-maîtrisées.
Innovation absente : quand la matière ne suffit plus
La laine, aussi douce soit-elle, ne suffit plus à tricoter le futur industriel. Dans une ère où les technologies textiles flirtent avec la science-fiction — fibres intelligentes, tissus connectés, matériaux auto-nettoyants ou capables de générer de l’énergie —, l’innovation produit reste cruciale.
Bergère de France, malgré l’immense richesse de ses gammes, est restée étonnamment conservatrice en la matière. Peu d’investissements dans le textile technique, absence de collaboration avec des start-ups ou des pôles de compétitivité, pas de véritable stratégie R&D. Une contrainte budgétaire ? Certainement. Mais aussi une frilosité managériale qui a coûté cher.
De nombreuses entreprises du secteur se sont rapprochées des laboratoires pour co-développer de nouvelles fibres biosourcées, recyclables voire compostables, répondant aux exigences de l’industrie circulaire. À une époque où la traçabilité et l’éco-conception rivalisent d’importance avec les motifs et les coloris, Bergère de France est restée trop attachée à des logiques de volume et de flux linéaire hérité du XXe siècle.
Un modèle RH à bout de souffle
Impossible de parler de l’échec sans aborder la dimension humaine. Le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) annoncé dans les années 2010 avait déjà laissé des plaies béantes dans les effectifs. Des dizaines d’emplois supprimés, des savoir-faire détruits, des équipes démotivées.
À travers les témoignages recueillis dans la presse locale, on perçoit un climat d’incertitude chronique, où la stratégie semblait invisible pour les salariés. Le lien entre ouvriers et direction s’est distendu, et peu d’efforts ont été faits pour opérer une transformation managériale vers plus d’agilité et d’inclusion. À l’heure où certaines industries ultra-tech se tournent vers des modèles holacratiques ou des modes de gestion participative, la verticalité rigide de Bergère de France sonnait comme un vestige d’un autre âge.
Un coup de grâce symbolique a été la vente du siège historique, sur fond de désengagement progressif de l’actionnaire principal, le groupe Élan. Comme souvent dans les vieux bastions industriels, lorsque l’actionnaire ne croit plus au projet, les racines ne suffisent plus à maintenir l’arbre debout.
Le mirage de la nostalgie
Peut-on survivre en misant uniquement sur la dimension affective d’une marque ? Bergère de France semblait parier sur cette corde sensible, mais elle est fine. Les consommateurs fidèles n’ont pas déserté du jour au lendemain… mais combien d’entre eux ont continué à commander quand des équivalents moins chers, plus stylisés et livrés en 24h sont devenus accessibles ?
La nostalgie est un bon moteur pour débuter une campagne marketing, pas pour piloter une stratégie industrielle. D’autres entreprises textiles françaises l’ont compris, en articulant histoire et modernité, tradition et high-tech. Citons par exemple Lemahieu (Nord), ou encore Petit Bateau, qui ont intégré des outils numériques avancés à leurs chaînes de production tout en valorisant leur ancrage patrimonial.
Une question de perspective sectorielle
Ce drame industriel soulève une question plus large : celle de la place de la filature et du textile traditionnel dans l’économie industrielle française. Est-il encore possible de produire des pelotes de laine en France à grande échelle dans un monde d’ubérisation textile et d’importations massives ?
Oui, mais le modèle doit changer. Il doit s’hybrider, s’automatiser intelligemment, et surtout innover dans les usages. La filature ne peut plus se contenter de produire des matières premières ; elle doit les enrichir : capteurs intégrés, textiles techniques, évolutivité pour l’habillement médical ou sportif, etc.
Ce sont là des chaînes de valeur qui mêlent fibre, logiciel, science des données et cybersécurité (eh oui, même pour surveiller un moulin à laine !). Des synergies que certaines filatures — à l’étranger, notamment — tirent déjà avec succès. La France, elle, semble encore en phase de rattrapage, à défaut de convergence.
Tricoter l’avenir plutôt que raccommoder le passé
Bergère de France n’a pas su faire la maille entre tradition et modernité. Et pourtant, ses racines industrielles, si elles avaient été nourries d’innovation et d’agilité, auraient pu largement l’emporter dans la nouvelle vague des industries créatives, circulaires et connectées.
À l’heure où les politiques publiques appellent à la relocalisation industrielle, la leçon est d’une limpidité sévère : produire en France ne suffit pas. Il faut penser industrie au 21e siècle comme un écosystème vivant, numérique, durable, orienté usages — pas simplement comme une usine revisitée.
La laine, matière noble et renouvelable, semblait pourtant incarner de manière poétique cette transition douce vers une industrie circulaire. À condition d’y injecter ce que l’on appelle aujourd’hui un avantage technologique et non plus simplement un avantage historique.
Au fond, la disparition de Bergère de France n’était peut-être pas celle d’un géant, mais celle d’un paradigme. Celui où l’on croyait encore qu’un savoir-faire non réinventé pouvait se transmettre sans transformation. L’industrie, elle, ne connaît pas de trêve. Elle avance, ou elle s’efface.


